C'était une belle mosquée
Vous voyez le mur là-bas... c'est tout ce qu'il reste de la mosquée de notre village.
C'était une belle mosquée aux murs de chaux blancs. J'aimais la contempler, admirer ce petit havre de pureté, voir le soleil se refléter au travers des moucharabiehs.
Dentelle ombragée sur la terre brûlante.
Je m'asseyais souvent sur un banc de bois. Un banc qui semblait être là depuis toujours. Un banc qui accueillait les marcheurs fatigués et rêveurs.
Le bois était frais, préservé par l'ombre odorante du grand citronnier. À la saison, les agrumes apparaissaient comme autant de promesses de rafraîchissement. La senteur acidulée, légèrement sucrée m'enivrait et évoquait pour moi les fins d'après-midi de mon enfance... lorsque, rentrant de mes escapades diurnes, je buvais le jus de citron que ma mère venait de préparer. Il y avait encore l'odeur fraîche de ses mains, l'effluve d'un vent sec et l'imperceptible parfum de la toile blanche où avait été entassés tous les citrons lors de la cueillette. La boisson gorgée de soleil me brûlait doucement l'œsophage et apaisait mon corps desséché. J'aimais ce goût à peine sucré mais j'appréciais par dessus tout le silence qui accompagnait ce qui était devenu un rituel : ma mère, assise en face de moi, désœuvrée, ses mains reposant mollement sur son tablier jauni. Son sourire, bonheur discret de m'offrir la simplicité, avait l'éclat des agrumes dans la lumière du soir. Ses mains tailladées par le travail, les coupures vite cicatrisées par le jus de citron attestaient des heures passées, courbée au dessus de la table, à couper les fruits en deux, libérer la pulpe de l'écorce, extraire la précieuse sève sans en perdre une seule goutte.
Ses mains marquées par le temps qui passe,
comme le banc patiné par les ans qui menacent.
Vestige boiteux d'un passé aboli.
Un pied du banc a été rongé ; de la sciure se mélange au sable que bientôt le vent balayera en un souffle inconscient.
À moins que ce ne soit le souffle d'une bombe, ce sifflement atroce, violence assourdissante. Chant strident du malheur qui, à l'aube, fit taire la psalmodie sacrée.
Non. Je n'entendrai plus le chant du muezzin.
C'était une prière adressée à Allah qui faisait vibrer mon petit banc de bois. Du haut de son minaret, l'aria bénie se répandait dans l'air chaud accompagnée de tous les sons porteurs de vie.
Pépiement des oiseaux. Choc sourd d'un citron trop mûr qui s'écrase sur le sol. Vrombissement d'une mobylette au loin, rires d'une petite fille aux cheveux bruns. Le bruit des dominos d'ivoire qui claquent sur la table. La rumeur des voix mâles qui s'estompe lentement.
Raclement des chaises sur les pierres répondant à l'appel à la prière.
Je me plaisais à observer la foi qui poussait tous ces êtres vers la petite mosquée aux murs de chaux blancs. Le muezzin chantait toujours, remplissant l'espace de sa voix vibrante de croyance. Les hommes, vêtus de leurs amples qamis, leur chechiya sur la tête, passaient devant mon banc et me saluaient poliment. Odeur légèrement musquée, se mêlant à celle du vieux citronnier.
Puis le chant déclinait tandis que le vent m'apportait quelques minuscules gouttelettes d'eau sacrée, reliquat des ablutions rituelles. Et ils disparaissaient un à un, leurs vêtements de toile blanche engloutis par la porte de la mosquée.
Seul le citronnier restait. Témoin immobile de ces moments de paix. Sous son ombre reposaient des dizaines de chaussures alignées en rangs serrés.
Un sifflement dans le ciel. Le souffle chaud comme du soufre sur la peau. Carnage. Plumes ensanglantées qui tombent par paquets. Les minarets explosent, l'aria se mue en un hurlement de douleur. Cri des sirènes. Le dôme s'effondre sur les hommes qui baisaient le sol. Rugissement de la paix mutilée à jamais. Des mains qui agrippent le vide, se crispent sous les débris, grattent sauvagement le sable. Le banc tremble. Les dominos, atteints par un fragment de bombe, explosent en une pluie d'ivoire. Le citronnier gémit. Je reste assis, sais que bientôt le calme reviendra, l'odeur des citrons recouvrira les miasmes de la mort, relents fétides d'une foi assassinée. Jusqu'à la prochaine bombe.
Un éclat de vitrail bleu taché du sang d'un des hommes qui me saluait toujours en passant devant le banc s'est incrusté dans ma peau. Comme pour m'accuser de ne pas être comme lui. Ou pour me demander de ne pas oublier.
Ne pas oublier que j'aimais contempler cette belle mosquée aux murs de chaux blancs, ma kippa sur la tête.